PRÉAMBULE
Nous, participants à la première réunion panafricaine sur l’avenir des technologies biodigitales dans l’alimentation et l’agriculture, qui s’est tenue à Addis-Abeba, en en Éthiopie, du 2 au 4 octobre 2025, et co-organisée par l’Alliance pour la souveraineté alimentaire en Afrique (AFSA), la Plateforme africaine d’évaluation des technologies (AfriTAP) et le groupe ETC, nous sommes réunis lors d’un événement historique pour faire face aux défis et aux possibilités posés par les technologies numériques émergentes.
Cette réunion historique a rassemblé plus de 130 participants de 33 pays africains, représentant des agriculteurs, des éleveurs, des pêcheurs, des femmes, des jeunes, des communautés confessionnelles, des scientifiques, des décideurs politiques, des avocats, des consommateurs, des peuples autochtones, des organisations de la société civile et des mouvements sociaux. Ensemble, nous avons réaffirmé notre engagement indéfectible à défendre la souveraineté, la dignité et la résilience des systèmes alimentaires africains contre la numérisation extractive et dictée par les entreprises.
INTRODUCTION
Les mouvements alimentaires africains sont depuis longtemps confrontés à l’héritage colonial et aux programmes néolibéraux qui façonnent notre alimentation, nos terres, nos semences, notre eau et nos systèmes agricoles. L’imposition de technologies étrangères a joué un rôle central dans l’extraction des ressources africaines, de l’économie coloniale des cultures commerciales à la révolution verte, en passant par l’extraction contemporaine de minéraux pour alimenter l’engouement actuel pour l’intelligence artificielle, au profit d’une poignée de personnes.
Depuis des décennies, nos communautés locales se mobilisent pour défendre nos systèmes alimentaires. Ce faisant, nous avons développé une vision alternative fondée sur la communauté, la solidarité, l’action collective et la biodiversité. Nous avons innové et cultivé des systèmes agroécologiques sur le terrain, créé des banques de semences communautaires et des systèmes semenciers et alimentaires indigènes et locaux, et mobilisé un mouvement de solidarité panafricain uni dans l’objectif de réaliser la souveraineté alimentaire sur le continent.
Aujourd’hui, la convergence de la biologie et des technologies numériques – intelligence artificielle, biologie synthétique, robotique, capteurs, plateformes de données, génomique, protéines cultivées en laboratoire, aliments imprimés en 3D et géo-ingénierie – représente une nouvelle conjonction entre le pouvoir technologique, géopolitique et épistémique et notre relation avec le monde vivant. Si ces technologies sont promues sous le couvert de l’innovation, du développement rural, de l’efficacité et de la résilience climatique, elles ne sont ni neutres ni universellement bénéfiques. Elles ont des impacts façonnés par les relations de pouvoir qui déterminent qui possède, qui contrôle et qui bénéficie de ces technologies.
Pour l’Afrique, ces technologies présentent des risques évidents : appropriation des ressources génétiques et des données par les entreprises, exploitation écologique, utilisation massive d’énergie et d’eau avec des émissions climatiques très importantes et une extraction minière nuisible, surveillance accrue des gouvernements, accaparement des terres et de l’eau, déqualification des petits agriculteurs, vulnérabilité des connaissances traditionnelles et autochtones, et exclusion des femmes et des jeunes. Ensemble, ces technologies sont susceptibles d’aggraver les inégalités existantes. Cette réunion a analysé ces réalités et a élaboré une réponse panafricaine unifiée fondée sur les systèmes de connaissances africains, la justice, l’agroécologie et la souveraineté alimentaire.
SYNTHÈSE DES DISCUSSIONS
Tout au long de la réunion, nous avons analysé la nature de la biodigitalisation et ses implications pour les systèmes alimentaires africains. Les discussions en plénière ont révélé comment l’intelligence artificielle et les plateformes numériques reproduisent les modèles coloniaux d’extraction et de surveillance. Les riches ressources minérales de l’Afrique sont également expropriées pour alimenter la poussée actuelle en faveur de l’intelligence artificielle, dépossédant les agriculteurs et les communautés de leurs terres et laissant leurs terres et leur eau polluées. Des avertissements ont été lancés concernant les coûts écologiques des centres de données massifs, les impacts de l’exploitation minière sur la justice environnementale, les risques de surveillance via les programmes de subventions basés sur la biométrie, la numérisation et le brevetage des semences indigènes et de la génétique animale – qualifiés de « biopiraterie 2.0 » – et l’aggravation des cycles d’endettement et de dépendance par le biais des plateformes de crédit numériques qui transforment les agriculteurs en « métayers numériques ».
Nous avons examiné le rôle de l’agroécologie et des connaissances autochtones à l’ère numérique, ainsi que les défis qu’elles posent en matière de justice et d’inclusivité dans les économies alimentaires numériques. Nous avons également passé en revue les politiques, les cadres de gouvernance et les infrastructures réglementaires émergentes qui facilitent la mainmise des entreprises sur les données. Des thèmes communs se sont dégagés de ces différents domaines : le besoin urgent d’un contrôle collectif sur les données, les ressources génétiques et les infrastructures numériques.
MESSAGES CLÉS
Les technologies ne sont pas neutres ; elles reflètent et reproduisent les systèmes de pouvoir. L’industrie de l’intelligence artificielle est en train de devenir une force impériale. L’Afrique ne doit pas être un terrain d’essai pour la biodigitalisation impulsée par les entreprises. Dans le même temps, nous reconnaissons que les technologies numériques offrent des possibilités de connecter les mouvements, de renforcer les marchés locaux et territoriaux et de soutenir le partage des connaissances entre agriculteurs. Cependant, nous contestons l’idée selon laquelle les technologies de numérisation sont une solution miracle. Au contraire, les technologies émergentes ne devraient être utilisées que lorsqu’elles peuvent faire progresser la souveraineté alimentaire et l’agroécologie, qui doivent être le fondement de l’avenir de l’Afrique à l’ère numérique. Nous affirmons la nécessité de technologies non extractives, co-créées avec les communautés et fermement ancrées dans les droits humains.
La justice en matière de données et la souveraineté semencière sont des droits non négociables des agriculteurs et des communautés. La solidarité panafricaine et la collaboration Sud-Sud sont essentielles pour résister à l’emprise des entreprises. L’innovation locale doit être privilégiée par rapport aux solutions « high-tech » imposées.
APPEL À L’ACTION
Nous, participants à cette réunion, appelons :
Les gouvernements africains à :
- Élaborer des politiques et des mesures visant à soutenir les systèmes alimentaires agroécologiques ;
- Garantir la confidentialité des agriculteurs et leur permettre de contrôler les données agricoles ;
- Protéger les ressources phytogénétiques et respecter la souveraineté des communautés en matière de semences ;
- fournir des informations transparentes sur les partenariats avec le secteur privé ;
- Garantir l’inclusion et la participation démocratique des groupes marginalisés, tels que les jeunes et les femmes, dans les espaces de prise de décision liés à la numérisation.
Union africaine et organismes régionaux :
- Intégrer l’agroécologie dans les stratégies continentales ;
- Élaborer des cadres de gouvernance numérique fondés sur la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, la Déclaration des Nations unies sur les droits des paysans et autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP), la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (UNDRIP) et les valeurs africaines telles que l’Ubuntu ;
- Développer des infrastructures au niveau continental pour garantir la souveraineté numérique de l’Afrique ;
- Réviser et élaborer des cadres solides en matière de biosécurité qui tiennent compte des risques posés par les nouvelles technologies émergentes et la convergence avec l’IA.
La société civile et les mouvements sociaux doivent :
- Sensibiliser aux dangers potentiels des technologies numériques et sensibiliser les populations locales à l’extraction de données ;
- Renforcer la participation aux plateformes régionales d’évaluation des technologies telles que la Plateforme africaine d’évaluation des technologies (AfriTAP) ;
- Promouvoir l’innovation locale, les banques de semences gérées par les agriculteurs, amplifier l’agroécologie et les connaissances autochtones comme fondements des systèmes agricoles et alimentaires africains.
- Construire un pouvoir collectif contre les technologies nuisibles ;
- Renforcer le plaidoyer auprès des structures de gouvernance locales, nationales et régionales afin de développer des cadres de protection des données et de gouvernance qui protègent la vie privée, les droits collectifs et l’innovation locale ;
- Construire des alliances entre les mouvements pour la souveraineté alimentaire, les mouvements pour la justice environnementale, les mouvements pour les droits fonciers et les mouvements pour la justice et les droits numériques afin de consolider nos luttes contre les modèles d’IA extractifs, l’exploration de données et la géo-ingénierie ;
- En tant qu’OSC africaines, nous exprimons notre soutien total aux décisions prises en juillet 2025 par tous les ministres africains lors de l’AMCEN20 de rejeter la géo-ingénierie solaire et leur appel à la création d’une géo-ingénierie solaire internationale qui interdirait le déploiement, le financement public, l’expérimentation en plein air, le brevetage ou le soutien dans les organisations internationales de ces technologies inacceptables.
- Développer des méthodologies ascendantes, sensibles au genre et à la jeunesse, pour l’évaluation des technologies destinées aux mouvements sociaux et aux communautés locales ;
- Promouvoir des mécanismes communautaires alternatifs de gouvernance des données.
Les entreprises, les organisations philanthropiques et les institutions internationales doivent :
- Respecter la souveraineté de l’Afrique ;
- Soutenir les alternatives agroécologiques centrées sur les personnes.
Tous les participants et alliés doivent approuver cette déclaration, amplifier sa vision et mettre en œuvre ses engagements en tant que feuille de route vivante pour l’avenir numérique de l’Afrique.
Téléchargez la déclaration ici



